"Je vous parle d’un temps..."
Conférence donnée par Jaya Yogācārya en cours de méditation le 9 novembre 2018
« Je vous parle d’un temps, que les moins de vingt ans, ne peuvent pas connaître…. »
Lorsque je vous parle du yoga, je ne dois pas oublier que je parle à des humains du XXI°s.
Soit, je considère que les grands concepts métaphysiques et les précieuses techniques yogiques sont intemporelles et vous concernent toujours quelle que soit votre évolution physique et intellectuelle d’homme d’aujourd’hui, soit je prends en considération les mutations perceptibles et bien réelles déjà à l’œuvre en vous et reconsidère votre compréhension et votre utilisation actuelles de cette science millénaire.
Le yoga d’il y a deux mille avant J.C s’adressait à quelques hommes finalement déjà évolués, ayant réussi la longue traversée de plusieurs centaines de milliers d’années et désireux de transcender leurs limitations physiques et mentales en but d’une "divinisation" de leur statut.
C’était là et c’est toujours l’objectif élevé du yoga.
Pour cela, ils appréhendèrent le pouvoir premier de la nature et sa puissance latente en repoussant certaines limites dans les plans de la conscience et du corps.
Bien avant les révolutions scientifiques et technologiques, ils tentèrent cette aventure avec les outils du vivant à leur disposition, outils que nous possédons toujours mais qui sont en passe d’être changés. Outils d’ailleurs, qui, pour une grande majorité de personnes d’aujourd’hui ne sont toujours pas approfondis ou pleinement exploités, tels les pouvoirs de concentration, de visualisation, de maîtrise des mécanismes physiques et mentaux, les pouvoirs psychiques, le processus de transcendance.
Ces possibilités exceptionnelles d’un petit nombre de chercheurs yogis sont aujourd’hui des potentialités dormantes chez le plus grand nombre de nos contemporains.
Les grands groupes du genre humain ont évolué autrement.
L’homme d’aujourd’hui a pris pour divin objectif, la vision scientifique et a développé des technologies sophistiquées lui servant d’extensions mentales et physiques.
Prothèses bioniques en médecine, assistance par robotisation et intelligence artificielle, visualisation et téléportation par casque virtuel 3 D, déplacement par navette spatiale, vision de l’infini grand ou petit par télescopes ou microscopes, etc.
Il a donc réussi à créer des outils technologiques d’extension à ses propres outils organiques, l’utilisation subtile de ces derniers s’avérant finalement plus inaccessible.
Nous pouvons entrevoir là le domaine spécifique du yoga et la chance qu’il nous propose de préserver et de développer pendant qu’il en est encore temps, nos outils organiques, dans un monde où nous sommes déjà régulés par l’info-technologie et la bio-technologie.
L’ homme contemporain se soucie plus de sa santé et de sa durabilité de vie que de la qualité de sa conscience.
Les big data et les industriels via leurs technologies ne se soucient pas de développer une conscience supérieure en nous.
Ils se soucient de développer un aspect de l’intelligence humaine, nous rendant supérieurs et plus libres en apparence que ne le furent nos ancêtres, mais au prix de la perte de notre liberté fondamentale. L’ asservissement aux algorithmes nous rend la vie apparemment plus facile tout en mettant en danger notre libre arbitre, notre individualité et notre bio-organisme.
Si les algorithmes risquent de plus en plus de décider pour nous, jusqu’où pourront-ils aller dans la manipulation de nos données personnelles ? Si certains observateurs ne s’inquiètent pas davantage de la possibilité que ces algorithmes ou machines intelligentes puissent nous manipuler sciemment, c’est parce que, avancent-ils, ces machines aussi intelligentes soient-elles ou seront-elles, ne pourront jamais égaler notre conscience.
L’intelligence technologique aura la capacité de résoudre de nombreux problèmes mais ne pourra éprouver les sentiments qui nous caractérisent.
Or, si la machine ne pourra ressentir une émotion, elle pourra donner le leurre de ce ressenti.
Quand nous voyons certains de nos contemporains, les japonnais en particulier, vivre et valider une relation affective et émotionnelle avec des icônes virtuelles animées sur écran ou des robots de compagnie interactifs, nous pouvons nous en inquiéter !
Outre le fait que cela suggère ou induit une grande misère affective, cela met en évidence l’absence d éthique de la part des concepteurs et industriels qui distribuent ces produits. Nous pourrions les tenir pour inconscients ou pour de très dangereux manipulateurs.
Aujourd’hui, mêmes les poupées sexuelles à prix exorbitant sont des robots hyper-sophistiqués, « siliconnement » réalistes et « siliconnement » programmés en IA (intelligence artificielle).
Aujourd’hui, des startup américaines récréent avec de l’IA, des bases données comportementales de personnes décédées à partir de leurs mails, sms, vidéos et écrits de leur vivant afin de les recréer interactifs dans un espace virtuel. Ainsi, vous voyez des personnes lambda, qui aiment, sourient et pleurent en communiquant quotidiennement par sms ou autres avec un algorithme qui reprend les habitudes de raisonnement, les mimiques verbales, voire des phrases déclaratives aimantes ou non, d’un proche décédé.
Nous avons intérêt à définir rapidement une charte pour n’autoriser la résurrection virtuelle que des sages ou des esprits éclairés.
Si la conscience en nous est considérée par les scientifiques comme un mécanisme obtenu par une seule réaction biochimique au sein de notre organisme biologique, alors nous avons un peu de temps devant nous avant qu’ils inventent une machine copie conforme du vivant.
Si la conscience est liée à l’intelligence et aux facultés du cerveau, alors les ordinateurs vont nous dépasser plus vite que prévu et risquent bien de proposer une forme particulière de conscience.
Si la conscience n’est ni biochimique ni liée à l’intelligence, nous en garderons la spécificité.
Nous savons depuis longtemps, que la conscience pour le yoga est bien tout autre.
Je vous ai récemment parlé des états de conscience modifiés obtenus par les sécrétions des neurotransmetteurs ou neurohormones du système hypothalamus-pituitaire-pinéale.
Je vous ai parlé aussi des états modifiés obtenus par les molécules des produits psychotropes agissant sur ces neurotransmetteurs dans le cas de la prise de drogues.
Dans les techniques de yoga, nous pouvons en effet, sans psychotropes ou sans casque 3D, expérimenter par les techniques sollicitant le système hyppo-thalamo-pinéale, des états de perceptions hallucinatoires, des expériences extra-sensorielles, des expériences énergétiques, pouvant amener aux états visionnaires voire extatiques.
Mais l’éveil spirituel yoguique associé à l’éveil de la conscience ne se réduit pas à ces seules expériences.
Dans le Kriyā Yoga क्रिया योग, par exemple, l’éveil de la Kuṇḍalinī कुण्डलिनी et l’évolution de l’énergie de Mūlādhāra मूलाधार à Sahasrāra Cakra सहस्रार चक्र est un travail prānique. C’est une ascension progressive de la force primordiale. Mais si cet éveil ne se fait que dans le plan énergétique sans se faire au niveau de la conscience et du mental, il sera insuffisant à la transformation totale de l’être.
Si vous ne vous occupez que d’expérimenter les Cakra, de contrôler la circulation des forces énergétiques dans iḍa इड, Piṅgala पिङ्गल, et Suṣumnā सुषुम्ना nadī नदी, sans observer les modifications qui surviennent dans votre conscience, il vaut mieux prendre un hallucinogène directement ou prendre un casque virtuel 3D.
L’aspirant yogi doit observer les modifications qui surviennent dans sa conscience parallèlement à son éveil énergétique.
Les efforts de concentration doivent bien sûr porter sur le fonctionnement énergétique mais aussi sur les phénomènes conscients. La transformation de l’énergie contrôlée permet alors d’équilibrer et d’harmoniser les mutations se produisant dans les différents plans de la conscience.
Pour le yoga, il y a deux aspects de la conscience expérimentables par nous.
– Il y a l’aspect apparent de la réalité soumise à la transformation et au changement,
– il y a l’aspect d’une réalité non sujette au changement.
C’est un concept qui est familier aux pratiquants de longue date.
En présence d’une chenille, nous ne pouvons prétendre que le papillon est une fiction.
Tous deux appartiennent à une réalité changeante. Nous mêmes évoluons et changeons tout en restant le même. Nous changeons de forme selon les âges, mais la réalité immuable de notre existence est cette force de vie qui nous anime.
Cette force de vie maintenue est la conscience immuable qui sous-tend le changement.
Elle est un principe permanent.
Nous retrouvons là ce grand principe védantique de la conscience qui met en évidence la séparation entre le « je personnel » enchâssé dans son histoire subjective et temporelle et le « je profond » immuable, ayant une conscience objective à l’image de Brahman ब्रह्मन्, l’absolu inqualifiable, ce que la spiritualité yoguique appelle l ’ Ātman आत्मन्, l’âme individuelle.
A partir du moment où les schémas de votre conscience, de votre pensée, de votre expression de vos observations évoluent avec l’éveil des cakra चक्र, de bas en haut, vous êtes toujours dans la conscience de la réalité changeante. Pour passer vers les plans supérieurs, dès l’Ajña cakra अज्ञ चक्र vers Sahasrāra सहस्रार et au-delà, il vous faut commencer à transcender les Tattva तत्त्व (les éléments), les Jñāna indriya ज्ञानेन्द्रिय (les organes des sens), Manas मनस् (le mental), Buddhi बुद्धि (l’intellect ) et sa remise en question du savoir et enfin ahaṅkāra अहंकार (l’égo).
Peuvent alors venir les expériences de la conscience immuable obtenues par la transcendance de la conscience de la réalité changeante.
C’est pour cela que le processus d’évolution de la conscience de la réalité changeante lors de l’éveil progressif des plans énergétiques et des cakra doit être accompagné des pratiques méditatives.
La pratique méditative permettant de prendre le temps de comprendre les changements de sa conscience.
C’est pour cela que les nombreux exercices méditatifs portent sur les niveaux d’observation des plans physiques mais aussi prāniques, émotionnels, relationnels, sur les pensées, les compréhensions métaphysiques, etc.
Un éveil de mūlādhāra cakra ou de svādhiṣṭhāna स्वाधिष्ठान sans comprendre posément les changements et les besoins qu’ils créent, nous amènerait à nous comporter comme des purs instinctifs voire des sauvages. Le processus d’observation permettra d’équilibrer par le raisonnement et la quête du développement personnel, ces énergies viscérales libérées en les rendant conscientes.
Revenons à nos contemporains qui cherchent à nous rendre de plus en plus intelligents et autonomes.
Toutes les technologies créées ne nous permettent pas d’accéder à cette réalité fondamentale et immuable où toute manifestation changeante ne se justifie même plus.
Au contraire, nous allons dans l’autre sens. Les sciences et technologies d’aujourd’hui ne font qu’agir sur cette réalité changeante et subjective en l’exacerbant davantage.
Même si nous prolongeons la vie de quelques siècles et défions en partie la mort et le temps, il nous faudra pour devenir immortels, peut-être renoncer à l’intégrité de notre fragile organisme biologique au profit d’un ersatz humain fait de micro-robots moléculaires intelligents et autonomes injectés en nous et des neurotransmetteurs « psychotropés ».
Cependant, le problème d’un univers absolu et insondable sera toujours sujet de nouvelles métaphysiques nous renvoyant à notre subjectivité individuelle.
Le "vivant" que nous menons encore à sa plus haute expression par nos pratiques spirituelles prendra toute sa valeur dans ce monde futur.
Même si les prochains professeurs de yoga risquent fort d’être des machines programmées en I.A, "siliconnement" parfaits et parfaitement articulés, ceux qui comme nous aujourd’hui, seront encore là pour témoigner du subtil travail yoguique sur notre fabuleux organisme humain, seront comme le bon vin en vieillissant.
"Je vous parle d’un temps, que les moins de vingt ans, pourront ne pas connaître..."
Hari Om Tat Sat
Jaya Yogācārya
Bibliographie ;
– « 21 leçons pour le XXI°S » de Yuval Noah Harari aux edts Albin Michel.
– « Yoga Darshan » par Paramahamsa Niranjanananda aux edts Swam.
– Commentaire et adaptation Jaya Yogācārya.
© Centre Jaya de Yoga Vedanta La Réunion